Écrits
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Zino Franscescatti (violoniste) parle de Robert Casadesus
– Comment vous êtes-vous rencontrés ?
– D’abord Robert Casadesus était parisien, il vivait à Paris, il faisait ses études au Conservatoire de Paris. Moi j’étais de Marseille, (j’ai fait mes études au Conservatoire de Marseille). Par conséquent, nous n’avions pas l’occasion de nous rencontrer. Après, on a commencé des carrières qui nous emmenaient dans des pays différents.
Je crois qu’avant de bien connaître Robert en Amérique, je l’ai rencontré une fois, je suis allé à un de ses concerts à Amsterdam, où je jouais moi-même. Mais cela ne nous a pas rapproché énormément : je l’ai félicité, il m’a dit : “Ha ! je vous connais !” etc. Et puis on est rentré à Paris chacun de son côté.
Mais c’est en Amérique que nous nous sommes rapprochés : quand nous avons été un peu exilés, d’une certaine manière, la guerre nous avait lié. Alors nous avons loué deux maisons l’une près de l’autre. Et évidemment, tout naturellement, on s’est dit : “Et si nous faisions un peu de musique ? ”
Certains après-midi, quand nous étions disposés, nous arrivions à jouer six ou sept sonates : Bach, Beethoven, Mozart, etc. Et puis on allait faire une balade en bicyclette, tout cela. Cela n’était pas du travail, c’était simplement un plaisir artistique. Nous avons quand même donné des concerts. Nous étions à Great Barrington, il s’occupait des élèves américains du Conservatoire de Fontainebleau et Madame Casadesus aidait ma femme à donner des leçons (ma femme était professeur de solfège).
Moi, je ne faisais rien. Moi je regardais, j’écoutais les élèves, je trimballais les gens en automobile, etc. Mais notre impresario, notre impresario à tous les deux, nous l’avons invité et il est venu. Et comme d’habitude après le repas, ils se sont installés dehors dans le jardin et nous autres nous sommes allés au piano et au violon et nous avons commencé. Et cela naturellement, l’impresario, tout de suite, cela lui a réveillé quelque chose dans son cerveau et il s’est dit : “on va les faire jouer ensemble !”
Nous avions donc le même impresario, c’était maître Arthur Johnson. Cet homme-là tout de suite a pensé et notre premier concert officiel a été pour la Philharmonique de New York, pour les musiciens retraités ou pour les musiciens malades, enfin je ne me souviens pas. Et c’était une grande manifestation, on a rempli la salle. C’était en 1943 ou 1944. Nous avons certainement joué une sonate de Fauré ou la sonate de Franck.
La deuxième sonate de Fauré, nous l’avons jouée à la radio pour la naissance de Fauré (il est né vers 1840). Je n’avais jamais joué la seconde sonate de Fauré, on jouait toujours la première. Mais il nous fallait jouer les deux sonates de Fauré. Alors, j’ai travaillé, nous avons travaillé, et nous avons donné sur la radio, pour la première audition, les deux sonates de Fauré. C’était en 1940 ou 1941. Cela a été très bien accueilli.
Zino Franscescatti interviewé par Myriam Soumagnac à propos du duo qu’il formait avec Robert Casadesus.
L’intemporel Robert Casadesus
Robert Casadesus est, par sa clarté, sa concision et sa pudeur, le modèle même de l’artiste français chez qui le classicisme se traduit par le “rien de trop” cher à André Gide.
Robert Casadesus, avait confié, en 1969 :
“J’ai des modèles – Fauré, Roussel, Saint-Saëns – parce que leur forme est absolument classique”.
Jean Roy (L’intemporel Robert Casadesus).
La musique droit dans les yeux
Dinu Lipatti n’était pas totalement satisfait par la direction de Karajan dans le 21e Concerto de Mozart, Clara Haskil n’a pas toujours eu de la chance avec ses chefs, Edwin Fischer a fini par diriger lui-même du clavier. Aucun de ces grands artistes, éminents mozartiens, n’a trouvé le partenaire idéal, l’alter ego parfait comme Robert Casadesus avec George Szell. La manière dont ce chef autoritaire et ce pianiste peu expansif sont arrivés à cette fraternelle fusion relève d’un miracle musical que seule la formule de Montaigne parvient à expliquer : “Parce que c’était moi et parce que c’était lui.” Mieux que tout le monde, ils ont compris que les concertos de Mozart sont des opéras déguisés, mais qu’on parvient à en percer le mystère en les jouant comme de la musique de chambre. Il ne faut pas être soi-même quand on joue Mozart, il faut jouer à être un autre, c’est comme cela que l’on parvient à trouver sa propre vérité. Robert Casadesus ne fait pas autre chose lorsqu’il se met dans la peau du hautbois, de la clarinette ou du basson, imitant en cela le travestissement de la Comtesse et de Suzanne, celui de Chérubin ou des deux faux Turcs de Cosi fan Tutte.
Robert Casadesus appartenait à une génération d’interprètes qui vivaient la musique de l’intérieur parce qu’ils étaient aussi compositeurs comme Furtwängler ou Lipatti. “Il faut être compositeur soi-même pour jouer comme cela” a dit Maurice Ravel de Robert Casadesus. Il parlait de la manière naturelle de dévoiler la structure profonde d’une œuvre, d’aller droit à l’essentiel et de savoir distinguer la force première de son message. Robert Casadesus n’était pas un phénomène électrisant comme Horowitz, ni un grand charmeur comme Arthur Rubinstein, il s’est néanmoins imposé en Amérique et possède son étoile sur Hollywood Boulevard.
Si les plus grands musiciens vivant aux Etats-Unis (Toscanini, Mitropoulos, Ormandy, Szell) ont reconnu la singularité de son talent, c’est qu’il apportait quelque chose d’essentiel à la musique : une probité, une pensée, une maturation des choses. Il n’était pas le Français de service dont on avait besoin pour jouer Ravel et Saint-Saëns, il était quelqu’un qui sentait et qui respirait la musique comme personne. Toute la musique ! Fuyant les clichés attachés à chaque compositeur, il savait en livrer l’intimité secrète. Son Beethoven était beethovénien, son Mozart mozartien et son Chopin infailliblement juste sur le plan du style et du caractère. Écoutez sa Sonate en la bémol de Haydn rééditée par Sony, elle ne ressemble en rien à ses sonates de Mozart. Car il n’y a pas de trucs, de recettes ou de superficialité dans le jeu de Robert Casadesus. Il n’y a qu’un regard pénétrant vrillé dans les yeux du compositeur. Une chose aussi difficile (impossible disait La Rochefoucauld) que de regarder le soleil ou la mort en face pour tout être humain.
Que celui qui a eu ce courage reçoive toute notre reconnaissance.
Olivier Bellamy, auteur et cinéaste.
Pierre Bernac (baryton) parle de Robert Casadesus
J’ai connu Robert Casadesus alors que nous étions tous les deux très jeunes. Vous savez, nous sommes nés la même année, 1899, ce qui explique ma voix tremblante de vieillard. Et j’ai connu Robert quand il était un très jeune pianiste, je l’ai entendu plusieurs fois dans des salons, alors qu’il était encore au Conservatoire ou qu’il en sortait. Et je l’ai connu depuis ce moment-là, mais nous n’avons jamais eu un métier très intime car nous avions des vies très différentes et très voyageuses. J’avais la plus grande admiration pour lui. À mon avis il avait une pureté de style absolument incomparable. Et j’ai été très heureux d’avoir l’occasion de faire de la musique avec lui, malheureusement trop rarement.
Quand nous étions tous les deux au Conservatoire américain de Fontainebleau, comme professeur et lui comme directeur, je crois, nous n’avons pas fait de musique ensemble à cette occasion. Mais il se trouve que j’avais très envie d’enregistrer “les Amours du Poète”, les “Dichterliebe” de Schumann. Et comme vous le savez peut-être, j’ai fait pendant 25 ans équipe avec le compositeur et pianiste Francis Poulenc. Or Poulenc, lorsque je lui ai dit que j’avais très envie d’enregistrer “les Amours du Poète” de Schumann, il m’a dit : “Mais, écoutez, il faudrait avoir un grand pianiste soliste pour jouer cette œuvre avec vous”. Et c’est alors que j’ai eu l’idée de demander à Robert. Il vivait beaucoup aux Etats-Unis, moi-même je me trouvais aux Etats-Unis en 1952 et je lui ai demandé s’il accepterait de faire cet enregistrement avec moi.
Au début de l’année 1952, nous étions tous les deux à New York et il n’y a pas eu de problèmes car nous avions tous les deux la même compagnie de disques, chez Columbia. Par conséquent il n’y a eu aucune difficulté de ce côté et nous avons enregistré cette œuvre. Nous avons naturellement travaillé ensemble. Je dois vous dire que dès la première répétition, nous avons senti une communion très grande entre nous et il n’y a eu aucune difficulté.
Il est remarquable que les Allemands eux-mêmes considèrent que les Français jouent extrêmement bien Schumann. Il y a eu les plus grands pianistes, Cortot et d’autres, qui ont joué Schumann d’une façon assez remarquable. Et dans l’opinion même des Allemands, et moi-même, je considère que Robert Casadesus jouait Schumann, peut-être à notre façon française, mais il le jouait admirablement. Ce n’est pas la même chose pour les autres Romantiques, mais Schumann, peut-être parce qu’il était rhénan convenait assez bien au tempérament français. Je dois dire que moi j’ai toujours eu une grande passion pour sa musique, et spécialement pour sa musique de piano, je dirais, et les lieders naturellement.
Poulenc était d’une grande modestie et il pensait qu’il n’avait pas, peut-être, la grande technique qui lui permettait de dominer l’œuvre complètement. En tous les cas, j’ai trouvé cela infiniment respectable et j’ai été très heureux d’enregistrer avec Robert. Nous avons donc répété ensemble et puis un beau jour, nous sommes arrivés au studio et nous avons commencé à enregistrer, mélodie par mélodie, comme on fait d’habitude. Mais au bout de la deuxième ou troisième mélodie, j’ai dit : “Écoutez, c’est impossible. C’est absolument impossible, nous ne pouvons pas trouver l’atmosphère de ce cycle si nous enregistrons de cette façon”.
Nous avons tout recommencé et nous avons fait de la première note à la dernière, d’un seul jet. Et nous sommes revenus le lendemain pour écouter la bande et nous avons refait, je crois en tout, deux ou trois mélodies. C’est vous dire qu’il n’y a eu aucun montage, je pense que tout le monde sait ce que c’est un montage et que l’on peut couper les bandes, donner des auditions parfaites grâce à ces raboutages. Mais non, là ça a été absolument un premier jet, ce qui explique peut-être une certaine spontanéité dans l’interprétation. Au point de vue de l’interprète, il est certain que l’on ne peut pas retrouver l’atmosphère si l’on fait par petits bouts, de fragment par fragment. Il faut avoir le mouvement général, l’impression générale. Et c’est pourquoi j’espère que dans cet enregistrement on peut retrouver une certaine atmosphère.
Pierre Bernac interviewé par Myriam Soumagnac à propos de la rencontre avec Robert Casadesus autour de Schumann.
Guy Sacre (La musique de piano)
D’un virtuose aussi consommé, on aurait attendu des œuvres brillantes, ce que l’on appelle un peu péjorativement de la musique de pianiste. Mais non, Casadesus n’a aucun faible pour les prouesses d’estrade ; il a composé des Etudes, une Toccata, mais comme en marge de ses quatre Sonates, où la musique passe avant les doigts. Disons même, plus rondement, qu’il n’a aucune tendresse particulière pour le piano ; il ne lui a consacré que le cinquième à peu près de sa production ; et deux douzaines d’œuvres de musique de chambre, huit concertos, sept symphonies, témoignent clairement que son propre instrument ne l’a pas obnubilé. Mais il y est revenu régulièrement, l’a entretenu en amitié, d’égal à égal, sans rien lui sacrifier de ses choix esthétiques, qui remontent à ses débuts dans la composition.
Dictionnaire des compositeurs et des œuvres
Editions Robert Laffont S.A., Paris, 1998.